mondialiste

NWO : Du yahvisme à l’islamisme

Judaïsme et islam primitif.

Comme Alain Soral ne cesse de le répéter, par l’idéologie du choc des civilisations, l’élite judéo-sioniste exacerbe et instrumentalise l’opposition séculaire entre les civilisations islamique et chrétienne. Plus précisément, ce réseau qui travaille à l’accomplissement du projet biblique de domination des nations par Israël, se sert de l’islamisme pour monter la chrétienté contre les pays arabes ennemis d’Israël, et se sert de l’Empire chrétien pour les détruire militairement. La triangulation fonctionne à plein régime.

Israël se sert aussi de l’islam pour détruire de l’intérieur ses ennemis parmi le monde arabe. Depuis le début du 20e siècle, les États laïcs arabes, tout comme les projets panarabiques qu’ils ont inspirés (ceux de Nasser et Kadhafi), ont été les ennemis d’Israël, tandis que l’islamisme (l’islam exclusif, politique et conquérant) a toujours été son allié objectif, pour ne pas dire son instrument, dans la destruction de ces États laïcs – Liban, Syrie, Irak, Libye. L’islamisation de la résistance palestinienne par le Hamas, pour prendre un autre exemple, fut particulièrement avantageuse pour Israël, dans la mesure où elle a permis d’inverser l’image de cette résistance dans l’opinion publique mondiale. D’une manière générale, les Frères musulmans, dont le Hamas est issu, ont toujours été utiles pour affaiblir les ennemis d’Israël ; quand ils ne commettaient pas eux-mêmes des attentats contre Nasser en Égypte, le Mossad en organisait en son nom (Opération Susannah en 1954).

Les islamistes sont doublement les idiots utiles du sionisme : non seulement ils détruisent de l’intérieur les États laïcs hostiles à Israël, mais en plus, ils répandent dans le monde entier une image détestable des populations musulmanes. Après chaque attentat revendiqué par DAECH ou toute autre groupe d’inspiration wahhabite, l’islamophobie progresse et la sionosphère renforce son contrôle sur les institutions et les consciences d’Occident.

Or nul n’ignore que l’islam wahhabite, qui est la matrice de l’islamisme moderne, se revendique de l’islam conquérant des origines, et qu’il le fait d’autant plus facilement qu’il partage avec l’islam primitif son enracinement dans l’arabité historique : les Saoud, maîtres de La Mecque depuis 1727, se voient comme les nouveaux Quraych (la tribu maîtresse de La Mecque à l’époque de Muhammad). Le crédo de Muhammad ibn Abd al-Wahhab, fondateur du wahhabisme : « Il n’est de dieu que Dieu ! », et sa phobie de tout ce qui ressemble à de l’« associationnisme », est fidèle à la lettre du Coran [1].

Pour comprendre et combattre l’islamisme, il faut donc clarifier sa relation avec l’islam des origines. La nier purement et simplement ne fait rien avancer. Et pour comprendre comment Israël instrumentalise l’islamisme, il faut remonter aux relations complexes entre l’islam primitif et la communauté juive du 7e siècle de l’ère chrétienne. C’est l’objet de cet article.

 

Juifs et chrétiens dans l’Arabie de Muhammad

L’influence du judaïsme sur les révélations du prophète Muhammad est bien connue. Elle transparaît dans les nombreuses références à Moïse (Musa), Abraham (Ibrahim), Joseph, David, Jonas et Salomon. Des sourates entières sont consacrées à des légendes bibliques, avec des variations laissant supposer un emprunt à des traditions orales relativement autonomes par rapport au Tanakh juif.

Il n’y a là rien de mystérieux, puisque la biographie du Prophète insiste sur son espoir de convaincre les Juifs de sa légitimité comme prophète s’inscrivant dans la lignée biblique. Il se rendait dans les lieux de prière des Juifs, adopta leurs interdits, jeûnait les mêmes jours qu’eux, fit orienter initialement la prière vers Jérusalem, et épousa une femme juive de la tribu des Banu Nadir.

Nombreuses également sont les références coraniques à Jésus, Marie et Jean-Baptiste, qui elles aussi démontrent des influences hétérodoxes. Un épisode semi-légendaire de l’enfance de Muhammad se rapporte à sa rencontre avec le moine syriaque Bahira, qui aurait reconnu sur son dos le signe de la prophétie. Un hadith célèbre (Sahih Al-Bukhari Hadith, I.1.3) évoque sa reconnaissance par Waraqa ibn Nawfal, un parent de sa première épouse Khadija, réputé prêtre chrétien. Lorsque Muhammad lui raconta la visite de l’ange, Waraqa expliqua : « Cet ange, c’est le Confident que Dieu a envoyé autrefois à Moïse. » Ayant en quelque sorte oint Muhammad, Waraqa s’éteignit [2]. Waraqa, dit le hadith, « connaissait la Torah et l’Évangile », « savait tracer les caractères hébraïques, et avait copié en hébreu toute la partie de l’Évangile que Dieu avait voulu qu’il transcrivit » [3]. On peut le qualifier de judéo-chrétien, par opposition aux pagano-chrétiens issus de la prédication de Paul.

Le Coran nomme généralement les chrétiens « nazaréens », un terme qui désigne effectivement chez les hérésiologues chrétiens des fidèles du Christ restés attachés au judaïsme ; ils sont souvent confondus avec les ébionites, supposés issus des communautés palestiniennes dispersées à la chute de Jérusalem en 70. Les nazaréens sont opposés à la christologie trinitaire des conciles œcuméniques du 4e siècle, et rejettent la divinisation du Christ, qu’ils considèrent comme une déviance païenne. Au 6e siècle, ils sont rejoints dans leur ressentiment contre Constantinople par les églises jacobites, nestoriennes ou monophysites, issues de schismes plus récents et qui comptent aussi des réfugiés en Arabie. Le Coran démontre l’influence très nette du judéo-christianisme anti-trinitaire, par exemple dans la sourate 4, verset 171 :

« Ô gens du Livre (Chrétiens), n’exagérez pas dans votre religion, et ne dites d’Allah que la vérité. Le Messie Jésus, fils de Marie, n’est qu’un Messager d’Allah, Sa parole qu’Il envoya à Marie, et un souffle (de vie) venant de Lui. Croyez donc en Allah et en Ses messagers. Et ne dites pas “Trois”. Cessez ! Ce sera meilleur pour vous. Allah n’est qu’un Dieu unique. Il est trop glorieux pour avoir un enfant. C’est à Lui qu’appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre et Allah suffit comme protecteur. »

À l’époque de Muhammad, les deux grands empires sont monothéistes : Byzance est chrétien et la Perse est zoroastrienne, tout en abritant aussi de nombreux juifs et chrétiens. Plusieurs tribus arabes sont converties au christianisme. C’est le cas des Ghassanides, sédentarisés sur les marches de l’empire byzantin. Ils préservent des coutumes bédouines comme la polygamie et se rattachent à l’Église monophysite en conflit avec l’orthodoxie byzantine, mais ils sont fédérés à l’Empire par un traité d’alliance, et leur roi reçoit le titre byzantin de phylarque. Selon des sources arabes, Muhammad aurait tenté sans succès de se les concilier, car ils représentaient un obstacle militaire dans l’expansion vers le Nord. Le dernier de leurs rois sera défait aux côtés des Byzantins à la bataille du Yarmouk (636) [4].

Le christianisme et le judaïsme sont également présents au Sud (Yaman en arabe) [5]. Au Yémen se trouve le royaume d’Himyar, qui à partir du 1er siècle contrôle une grande partie de l’Arabie méridionale. En 380, son roi se convertit au judaïsme et fait détruire les temples polythéistes. Des spécialistes pensent qu’il s’agissait plutôt d’un « monothéisme judaïsant » [6]. Ce passage de l’Arabie du Sud au monothéisme judaïsant, deux siècles et demi avant l’islam, obéissait déjà à une volonté politique d’unification. Quant au christianisme, il s’était déjà diffusé sur l’autre rive de la Mer Rouge, dans le royaume éthiopien d’Aksoum, dont l’empire s’étend à l’Ouest jusqu’au Soudan et l’Égypte, et qui s’allie aux Byzantins contre les Perses. Au Yémen, la lutte entre chrétiens et juifs tourna à la guerre civile au 6e siècle, ce qui provoqua l’ingérence du roi d’Aksoum en faveur des chrétiens. Un roi chrétien prend le pouvoir en 519, mais il est renversé en 522 par le monarque juif Yusuf Dhu Nuwas. Celui-ci déclenche un grand massacre des chrétiens, mais il tombe à son tour lorsque le roi d’Aksoum envahit le Yémen, qui rentre alors sous sa tutelle. Le christianisme balaye les derniers foyers judaïques, forcés de se convertir ou de partir. Mais la royauté chrétienne est renversée par un général d’Abyssinie nommé Abraha, et en 570, un prince juif yéménite, Sayf Ibn Dhi Yazan, fait appel aux Perses pour chasser les Abyssins. Cette histoire mouvementée témoigne des troubles causés par la lutte entre judaïsme et christianisme en Arabie, et permet de contextualiser l’émergence de l’islam comme troisième voie.

Les Juifs étaient nombreux également dans l’Arabie centrale de Muhammad. Sur les cinq tribus résidant à Yathrib (Médine), trois étaient juives (les Banu Qaynuqa, Banu Nadir et Banu Qurayza) ; elles pratiquaient l’agriculture et divers artisanats dont la joaillerie, et vivaient dans des quartiers fortifiés [7]. À 150 km plus au nord, l’oasis de Khaybar était aussi occupée par des Juifs. La tradition islamique fait remonter l’installation des Juifs dans le Hedjaz à l’époque de Moïse [8]. Elle est en tout cas très ancienne, car leurs noms et leur organisation tribale sont typiquement arabes.

Leur judaïsme est certainement assez éloigné du talmudisme de Bagdad, Jérusalem et Constantinople. On compte parmi ces Juifs arabes les Réchabites, qui considèrent comme un commandement divin de s’abstenir de vin, et qui ont pu influencer Muhammad sur ce point. Les Réchabites sont encore signalés au début du 19e siècle à proximité de La Mecque [9], mais leur ancienneté est attestée par la Bible, où le prophète Jérémie loue leur fidélité au commandement de leurs pères (Jérémie 35,6).

Aux côtés des chrétiens et des juifs, le Coran mentionne à trois reprises les sabéens, dans des formules comme « les juifs, les sabéens et les nazaréens ». On s’accorde à reconnaître en eux les ancêtres des mandéens, une religion issue de la matrice judaïque qui survivait encore récemment en Irak, et dont les livres glorifient Jean-Baptiste mais diabolisent Jésus. Enfin, la tradition islamique prétend qu’il existait en Arabie, à l’époque de Muhammad, des Arabes monothéistes qui n’étaient ni chrétiens ni juifs, mais fidèles à la religion d’Abraham, les hanîfs [10].

En l’absence d’autorité centrale et de frontières bien définies, ces courants dialoguaient et s’interpénétraient. Dans un tel contexte, le mouvement de Muhammad ne passait certainement pas pour une nouvelle « religion », mais plutôt pour une nouvelle variante du judéo-christianisme. Vers 735, Jean Damascène, qui était actif dans l’administration Omeyyade de Damas entre 700 et 705, inclut les « Ismaélites », qu’il nomme aussi « Sarrasins », parmi les sectes hérétiques chrétiennes de tendance judaïsante.

Pas besoin d’être marxiste pour comprendre que la religion reflète l’organisation sociale : tandis que le tribalisme est ataviquement polythéiste (à chaque tribu ses dieux), le monothéisme accompagne utilement toute tentative d’imposer une unité nationale. Muhammad ne fut pas le seul visionnaire mû par cette volonté : il dut affronter plusieurs concurrents, dont le mieux connu est Musaylima, un chef charismatique de la tribu des Banu Hanifa, qui refusait de se rallier à Muhammad. Musaylima professait une doctrine fondée sur le Dieu unique al-Rahman, imprégnée de monothéisme juif et chrétien comme celle de Muhammad [11].

Par ailleurs, les historiens tempèrent la vision traditionnelle d’une rupture radicale entre l’idolâtrie de l’Arabie pré-islamique et le monothéisme islamique. Ils avaient beau vénérer de nombreuses divinités, djinns et ancêtres héroïsés, les Arabes reconnaissaient l’existence d’un Dieu suprême, nommé simplement Allah (correspondant au El araméen). « La plupart ne croient en Dieu qu’en lui associant d’autres divinités », dit d’eux le Coran (12,106). Ce n’est donc pas un dieu nouveau que Muhammad impose aux Arabes ; il se contente de rediriger tous les cultes vers le Dieu suprême, le seul auquel tout le monde croit.

 

La guerre perso-byzantine et la conquête de la Syrie

Les communautés juives à l’époque de Muhammad sont affectées par un contexte géopolitique très troublé. Leur situation dans les territoires de Byzance avait commencé à se dégrader sous l’empereur Justinien (527–565), qui interdit la lecture des textes en hébreu et la possession d’esclaves chrétiens par les Juifs. Ces restrictions furent renforcées sous Héraclius (610-641), dans le contexte de la guerre perso-byzantine (602-628). Les Juifs, en effet, favorisent les Perses contre les Byzantins. En 613, ils fomentent une révolte en Palestine, espérant profiter de l’offensive perse pour prendre le pouvoir sur l’ancienne terre d’Israël. Sur l’invitation secrète des Juifs de Tyr, une armée juive estimée à 20 000 hommes marche sur la ville. L’expédition échoue car les chrétiens, ayant eu vent du complot, prennent les Juifs de la ville en otage. Les envahisseurs juifs détruisent les églises autour de Tyr, et les chrétiens exécutent deux mille de leurs otages en représailles. Finalement, les assiégeants rebroussent chemin. Cette révolte affaiblit la capacité de résistance de Byzance, et vaut aux Juifs la haine des chrétiens. Lorsque, l’année suivante, le général perse Shahrbaraz assiège Jérusalem, il est assisté de l’intérieur par les Juifs. Les Perses leur confient le gouvernement de la ville. Il s’ensuit dans la Ville Sainte une persécution vengeresse contre les chrétiens, incluant massacres, déportation, incendies de monastères et d’églises.

Les Juifs espéraient que l’empereur perse Khosro II leur accorderait la totalité de la terre d’Israël, en récompense de leur soutien. Mais les Perses, dont le royaume compte également de nombreux chrétiens (principalement nestoriens), changent de politique quelques années après et expulsent même les juifs de Jérusalem. Byzance reprend les territoires palestiniens en 622, puis, ayant fait la paix avec la Perse, Héraclius fait une entrée triomphale à Jérusalem en 630. Des massacres de Juifs ont lieu dans toute la Palestine. Un édit impérial daté de 634 contraint les Juifs à la conversion sous peine de mort. Il n’est pas appliqué partout, en raison de l’opposition de l’Église, mais il fait fuir de nombreux Juifs. Certains s’exilent en Arabie.

Tous ces événements avaient déclenché une grande ferveur messianique parmi les Juifs. En témoigne le Sefer Zerubavel, un texte en hébreu médiéval écrit, pense-t-on, en Palestine entre 629 et 636. Il s’agit d’une vision apocalyptique attribuée fictivement à Zerrubabel, un roi juif dont le nom est associé dans la Bible à la restauration du temple après l’Exil à Babylone. La vision annonce la restauration d’Israël et l’établissement du Troisième Temple. Héraclius, désigné par le cryptogramme Armilius, est assimilé à l’antéchrist.

Ce sont finalement les musulmans qui profiteront de l’épuisement des ressources militaires des deux empires byzantins et perses, et de la lassitude de leurs populations après un quart de siècle de guerre. La Syrie tombe entre les mains des Arabes après la bataille décisive du Yarmouk contre les Byzantins en 636. La ville sainte, où les juifs avaient interdiction de résider depuis 135, leur est de nouveau ouverte, et ils y affluent.

Même si la conquête de la Syrie est attribuée au successeur de Muhammad, le premier calife Abou Bakr (632-634), elle fut certainement conçue et préparée par Muhammad ; l’orientation initiale de la prière vers la Ville Sainte en témoigne. Selon Jacob d’Édesse, écrivant dans la seconde moitié du 7e siècle, c’est dès 626 que « les Arabes commencèrent à faire des incursions en terre de Palestine ». Vers 640, le prêtre jacobite Thomas le Presbytre parle d’une incursion violente à Gaza par les « Arabes de Muhammad » ayant eu lieu en 634, et un autre document grec évoque, au sujet de la même incursion, le « prophète qui est apparu avec les Saracènes ». Que Muhammad fût présent ou non (il est supposé mort en 632), la conquête de la Palestine s’est faite en son nom. L’historien du monde arabo-islamique Alfred-Louis de Prémare conclut :

« Aussi haut que remontent nos informations, et quelle qu’en soit la provenance, elles nous indiquent que Muhammad fut l’initiateur de la conquête de la Palestine. Les informations les plus anciennes en figurent dans les chroniques syriaques, arméniennes et grecques contemporaines de la conquête [12]. »

Théophile d’Édesse, auteur grec du 8e siècle qui se trouvait à Bagdad au service des premiers califes abbassides, retient chez les conquérants de la Syrie deux motivations : la conquête d’une terre fertile, et l’appât d’un butin abondant :

« Il [Muhammad] leur vantait l’excellence de la terre de Palestine leur disant : “C’est à cause de la croyance à l’unique Dieu que leur a été donnée cette terre si bonne et si fertile.” Et il ajoutait : “Si vous m’écoutez, Dieu vous donnera à vous aussi une bonne terre où coulent le lait et le miel.” Comme il voulait renforcer sa parole, il dirigea une troupe de ceux qui avaient adhéré à lui, et il commença à monter vers la terre de Palestine, attaquant, ravageant et pillant. Ils revinrent chargés (de butin) sans avoir subi de dommages, et ils ne furent pas frustrés de ce qu’il leur avait promis [13]. »

Muhammad s’adressait également aux juifs, et l’on doit naturellement supposer que c’est à ce projet de conquête de la Palestine qu’il cherchait à les rallier. Reprenant la théorie biblique selon laquelle les juifs auraient perdu la Palestine en raison de leur incurable propension à l’idolâtrie (sourate 5), Muhammad incarne le transfert de l’élection divine sur le peuple arabe, mais sa mission prophétique est aussi une chance pour les juifs de se racheter.

La chronique arménienne dite de Sebèos (vers 660) présente la conquête de la Palestine comme un partenariat entre les Fils d’Ismaël et les Fils d’Israël exilés en Arabie en raison des persécutions d’Héraclius. Elle précise que Muhammad était « très instruit et très versé dans l’histoire de Moïse », et qu’il incitait ses partisans à conquérir la Palestine en leur disant que Dieu l’avait promis « à votre père Abraham ». Une source juive du 11e siècle (« une lettre de l’Académie de Jérusalem aux communautés de la diaspora d’Égypte ») confirme : « Lorsque les Arabes vinrent à Jérusalem, il y avait avec eux des hommes d’entre les Fils d’Israël qui leur montrèrent l’emplacement du Temple [14]. »

La tradition islamique attribue la fondation de la mosquée al-Aqsa sur le mont du Temple au second calife, Omar (634-644). Selon le récit attribué à un transmetteur palestinien, Rajâ Ibn Haywa (mort vers 730), lorsqu’Omar pénétra à Jérusalem, il se posa en nouveau David (équivalent du Messie) en récitant la sourate 38 consacrée à David, et en restaurateur du Temple en récitant la sourate 17, qui rappelle les infidélités des Juifs comme cause des deux destructions du Temple. Puis le plus influent des rabbins juifs aurait montré à Omar l’emplacement du Temple, sur lequel Omar érigea un lieu de prière orienté vers la Ka‘ba. Le rabbin, ajoute le récit islamique, se convertit à l’islam. Mais la chronique de Sebèos affirme de façon plus crédible que les Juifs furent déçus lorsqu’ils voulurent rebâtir le Temple sur l’emplacement de l’ancien, car les Ismaélites les repoussèrent et y établirent leur propre oratoire [15].

Toutes ces considérations ont conduit des historiens comme Patricia Crone et Michael Cook à concevoir la conquête islamique de la Palestine comme une entreprise dirigée principalement – bien que discrètement – par des Juifs. Selon eux, les sources syriaques, arméniennes et hébraïques du 7e siècle dépeignent la formation de l’islam comme celle d’une secte juive messianique connue sous le nom de hagarisme, drainant des influences issues du judaïsme samaritain et babylonien, et dont le but aurait été de récupérer la Terre sainte sur les chrétiens byzantins. Ce n’est que vers 690 que le mouvement, après avoir conquis bien d’autres territoires sur sa lancée, aurait rompu avec son crypto-judaïsme d’origine pour se définir en concurrence avec le judaïsme [16]. La tradition islamique évoque même l’influence d’un Juif converti, Hudhayfa, dans la décision du troisième calife Othman (644-656) d’imposer un unique canon du Coran, sur le modèle de la Torah [17]. D’autres savants préfèrent voir l’islam comme enraciné dans un christianisme arabe pré-nicéen et judaïsant, ce qui n’est pas contradictoire [18].

Ce qui est certain, c’est que les Arabes, comme les Perses avant eux, furent accueillis favorablement par les Juifs, qui les assistèrent dans le renversement du pouvoir byzantin. Alfred-Louis de Prémare écrit :

« Il est connu en tout cas par de nombreuses sources contemporaines ou proches de la conquête islamique que les “Saracènes”, s’ils furent ressentis du côté chrétien comme représentant le Démon, furent initialement perçus du côté juif comme des libérateurs précurseurs de l’ère messianique [19]. »

Dans un fragment d’apocalypse juive contemporaine de la conquête arabe, mis fictivement sous le nom d’un célèbre rabbin du 2e siècle (Shimon ben Yohaï), celui-ci, tout d’abord inquiet de l’avancée arabe, est visité par l’ange Métatron qui le rassure :

« Ne crains pas, fils d’homme : le Tout-Puissant amènera le royaume d’Ismaël en vue de vous délivrer du méchant royaume d’Édom (l’empire byzantin). Surgira (chez les Fils d’Ismaël) un prophète selon sa volonté, qui conquerra pour eux-mêmes la terre. Ils viendront et en restaureront la splendeur, et il y aura une grande terreur entre eux et les Fils d’Esaü [20]. »

Dans un opuscule chrétien écrit en grec dans les années 634 à 640 et connu sous le nom de Doctrine de Jacob, il est question d’une lettre d’un juif nommé Abraamès à son frère, au sujet d’une victoire des Arabes (Saracènes) sur les Byzantins, au cours de laquelle le lieutenant byzantin surnommé le « Candidat » trouva la mort :

« Lorsque le Candidat fut tué par les Saracènes, j’étais à Césarée—me dit Abraamès—, et j’allai en bateau à Sykamina. On disait : le Candidat a été tué ! Et nous, les juifs, nous étions dans une grande joie. On disait que le prophète était apparu, venant avec les Saracènes, et qu’il proclamait l’arrivée du Christ oint qui allait venir [21]. »

L’image ambiguë des Juifs dans l’islam

Sous sa forme extrême, la thèse de l’origine juive ou judéo-chrétienne de l’islam contredit l’historiographie islamique. Selon Ibn Ishaq, premier biographe de Muhammad, les Juifs étaient remplis de jalousie contre lui « parce que Dieu a réservé aux Arabes le choix de son Prophète de parmi eux ». Dès le début, ils « cherchaient à l’embarrasser, et à l’induire en confusion ». Après que Muhammad eût conclu un traité avec les trois tribus juives de Yathrib, ces derniers conservèrent des liens avec leurs coreligionnaires de La Mecque, bastion des ennemis de Muhammad. Ils désapprouvaient secrètement l’attaque et le pillage de la caravane annuelle des Quraych mecquois par Muhammad (bataille de Badr, 624). Lors du siège de Yathrib entrepris par les Mecquois en représailles (bataille de la tranchée, 627), ils furent soupçonnés d’avoir voulu favoriser les Mecquois. C’est alors que Muhammad, après avoir changé l’orientation de la prière vers La Mecque, se serait retourné définitivement contre les Juifs.

Deux des trois tribus juives de Yathrib sont alors assiégées dans leurs fortins, puis bannies. La troisième, celle des Banu Qurayza, accusée d’avoir traîtreusement pris le parti des assiégeants mecquois durant la bataille de la tranchée, a moins de chance. Selon Ibn Ishaq, l’Envoyé d’Allâh fit décapiter tous les hommes dans des fossés, puis il « fit le partage des biens des Banû Qurayzah, de leurs femmes et de leurs enfants entre les musulmans ». L’épisode suivant est la prise de l’oasis Khaybar, ville juive fortifiée située à 150 km au nord de Yathrib, où s’étaient réfugiés la plupart des Juifs bannis de Yathrib. Muhammad fait torturer un Juif du nom de Kinanah pour trouver le trésor caché des Juifs, puis distribue le butin en gardant pour lui le cinquième. Les juifs survivants négocient afin de demeurer à Khaybar et de continuer à travailler leurs terres sous contrat de métayage, contre la moitié des récoltes. Les guerriers de Muhammad poursuivent ensuite leur progression vers le nord, et marchent contre la communauté juive de Fadak. Dieu ayant « rempli d’effroi les cœurs des habitants », ceux-ci se rendent sans combat. « Ainsi, Fadak devint une propriété particulière de l’Envoyé d’Allah seul et sans partage, car on ne fit courir pour s’en emparer ni des chevaux ni des chameaux. »

Hichem Djaït, historien respectueux de l’historiographie islamique, commente ainsi le premier massacre de juifs par les guerriers musulmans :

« l’épisode du massacre froid et rationnel des Banu Qurayza va inaugurer une violence d’État et de guerre véritable, absolument inédite en Arabie et qui dérive des pratiques de l’Orient ancien : massacre de la totalité des hommes, mise en esclavage des femmes et des enfants. La violence bédouine n’avait pas cette allure systématique, cette détermination, cette organisation et elle ne se déployait pas à si grande échelle. L’élément étatique intervient mais aussi le secours de l’idéologie religieuse, avec la vision claire d’un avenir à défendre et à qui il faut sacrifier, massivement des vies humaines. L’émergence de ce type de violence organisée va saisir de stupeur les Arabes en général et Qurayshites en particulier. Naît alors l’impression d’une puissance prophétique insurmontable [22]. »

Il faut rectifier l’euphémisme prudent de Djaït : cette violence islamique ne dérive pas « des pratiques de l’Orient ancien », mais de la Bible hébraïque. On pense à Moïse ordonnant l’extermination de tous les Madianites à l’exception des « petites filles qui n’ont pas partagé la couche d’un homme », et à la comptabilité du butin : « 675 000 têtes de petit bétail, 72 000 têtes de gros bétail, 61 000 ânes, et, en fait de gens, de femmes n’ayant pas partagé la couche d’un homme, 32 000 personnes en tout », en plus des métaux précieux (Nombres 31,1-47). Le dieu de Muhammad est possédé de la même jalousie et de la même avarice que celui des Hébreux. Si les Hébreux de l’Exode étaient des Madianites, c’est-à-dire des Arabes, comme le prétend une thèse solidement établie, il y a dans ce retournement de fortune une cruelle ironie de l’histoire.

Néanmoins, il faut faire la part de l’exagération dans la violence que prête Ibn Ishaq à Muhammad contre les Juifs ; tout comme la violence biblique, elle est peut-être partiellement fictive. En effet, elle rend difficilement compréhensible la collaboration enthousiaste des Juifs avec les conquérants musulmans dans les territoires byzantins. Le texte d’Ibn Ishaq ne nous est parvenu que dans une version collectée au 9e siècle, à une époque où l’islam se définit comme une religion concurrente du judaïsme et veut faire oublier qu’il avait été, à ses débuts, une entreprise largement soutenue par les Juifs. Certains historiens sont même d’avis que le changement d’orientation de la prière vers La Mecque au lieu de Jérusalem ne date pas de Muhammad, mais du calife Othman.

La renaissance juive sous le califat

Ce qui est certain, c’est que la conquête islamique fut une aubaine pour les communautés juives. Non seulement en Syrie, mais dans toutes les terres conquises. Auparavant, les Juifs étaient répartis dans deux empires qui se faisaient la guerre ; les Juifs de l’empire byzantin étaient coupés du centre intellectuel de Babylone. Un siècle après la mort de Muhammad, pratiquement tous les Juifs du monde vivaient dans un espace politique unifié. Certes, ils étaient encore des citoyens de seconde classe, mais c’était un statut bien préférable au statut de non-citoyens qu’ils avaient précédemment. Dans un monde où, durant deux siècles, les musulmans restèrent minoritaires, les Juifs avaient maintenant un statut égal à celui des chrétiens, et bénéficiaient d’une très large autonomie sociale.

Ils n’eurent plus à craindre les conversions forcées. En fait, ils ne subissaient même pas, de la part de leurs maîtres musulmans, d’encouragement à la conversion. Car dans l’idéologie des conquérants musulmans, explique Hichem Djaït,

« n’entrait nullement en ligne de compte l’idée de convertir les autres peuples mais simplement celle d’instaurer l’autorité de Dieu par la domination de l’islam. Au niveau du simple guerrier, il y avait une idéologie vague du jihad comme étant l’expression de la volonté de Dieu avec sa récompense dans l’autre vie, mais non une vocation de missionnaire de la foi [23]. »

La motivation première des conquérants arabo-musulmans était matérielle : « cette machine de guerre, écrit Hichem Djaït, n’a pu se créer et s’étendre qu’en se fondant sur l’appétit de butin de cercles de plus en plus élargis d’Arabes [24]. » Comment d’ailleurs reprocher à des peuples vivant dans les conditions extrêmes du désert de convoiter les terres du Nord, où coulent le lait et le miel ? Un discours prêté au conquérant de l’Égypte, Amr ibn al-As, le résume bien :

« Nous sommes les Arabes, gens d’épines et d’acacia. Et nous sommes les gens de la Maison d’Allâh. Nous étions les plus mal pourvus quant à la terre, les plus misérables quant au genre de vie. Nous mangions la chair morte non saignée. Nous nous attaquions les uns les autres. Nous menions la vie la plus misérable qui soit parmi les hommes. […] Et si les Arabes que j’ai laissés derrière moi savaient quel est le genre de vie qui est le vôtre, aucun d’eux n’aurait de cesse qu’il ne vienne chez vous pour y participer [25]. »

L’islam des origines n’était donc pas une religion conquérante, mais simplement la religion des conquérants. Ceux-ci ne se désignaient pas encore comme muslim, mais comme des muhâjirûn, c’est-à-dire des colons (littéralement, « ceux qui ont quitté leur pays »). Ils possédaient une conscience ethnique très aiguë : le Prophète et tous ses compagnons, ainsi que tous les califes qui se succèdent jusqu’au 13e siècle, sont d’une seule tribu arabe, les Quraych, qui contrôlait déjà le sanctuaire de La Mecque aux temps préislamiques. La conversion occasionnelle d’un non-Arabe dans les territoires conquis passait au départ par son rattachement à l’une ou l’autre des tribus arabes dans un lien de dépendance morale (wala) comparable à celui d’un esclave affranchi, le converti restant soumis à l’impôt foncier [26]. Ce n’est qu’au milieu du 8e siècle, avec l’accession de la famille abbasside au califat, que l’islam commence à se penser comme une religion universelle [27]. Mais la conversion des Juifs ne fut jamais à l’ordre du jour.

Les conquérants arabes, qui avaient un besoin de nombreuses compétences pour gouverner leur empire, ont ouvert aux juifs des perspectives d’ascension sociale inespérées. La spécialiste Marina Rustow résume ainsi ce que la conquête arabo-musulmane apporta aux Juifs :

« l’empire islamique fournit aux juifs l’occasion et les moyens de fonder de nouvelles communautés, d’en affermir d’anciennes et de développer des réseaux d’échange et de communication inédits. L’effet le plus notable sur le judaïsme en tant que système de croyances et de pratiques fut la relative standardisation de celles-ci à une échelle plus vaste que jamais—à tout le moins au niveau des élites cultivées et urbaines sinon auprès des masses rurales, l’imprégnation culturelle se heurtant à de telles limites dans toute société préindustrielle. Au demeurant, les juifs en terres d’Islam devaient devenir une collectivité très urbanisée, bien plus que la moyenne de la population. Malgré les distances, ces diverses communautés devaient développer une koiné culturelle cohérente et faire preuve d’une mobilité géographique impressionnante si on les compare à d’autres sociétés prémodernes [28]. »

La plus grande communauté juive mondiale se trouvait au cœur de l’empire perse. Après la fin de la conquête islamique de la Perse, au milieu du 8e siècle, les académies talmudiques (yeshivot) de « Babylonie » devinrent les autorités spirituelles suprêmes du monde juif, faisant office de centres de savoir et d’organes de gouvernement mondial. Encore au 16e siècle, des communautés juives aussi éloignées que l’Espagne sollicitaient des directives à Bagdad.

Avant l’islam, les Juifs du monde chrétien avaient perdu la connaissance de l’hébreu, au profit du latin et du grec ; cette perte était une étape majeure vers l’assimilation. Contrairement aux chrétiens, qui sont restés très longtemps attachés à leurs langues coptes, syriaques ou grecques, les Juifs ont très rapidement adopté l’arabe, langue sémitique proche de l’araméen et de l’hébreu, tout en développant, à usage interne, une langue judéo-arabe qui leur permettait de maintenir une séparation. L’hébreu a été revivifié comme langue sacrée. Une nouvelle culture juive a fleuri dans les grands centres intellectuels du monde musulman, et nulle part mieux qu’en Andalousie.

« L’islam ouvrait de nouveaux espaces pour l’épanouissement des communautés juives. À terme, il devait mener à bien davantage : une révolution totale de la culture juive, aussi bien celle des élites cultivées que celle du quotidien des masses juives urbaines comme rurales. Avant le 10e siècle, les formes rabbiniques du judaïsme élaborées dans la Mésopotamie et la Palestine de l’Antiquité tardive devaient se répandre bien au-delà pour s’implanter sur un territoire extraordinairement étendu, de la péninsule Ibérique au Khorasan. En ce sens, on peut dire que l’islam a non seulement transformé le judaïsme, mais lui a permis de s’affirmer et de se diffuser. Ces transformations s’observent dans cinq domaines : la politique, la démographie, l’économie, la langue et la technologie [29]. »

C’est sous la domination islamique que commence « l’ultra-urbanisation des Juifs » et la mondialisation de leur commerce. Le géographe perse du 9e siècle Ibn Khordadbeh nous renseigne par exemple, dans son Livre des Routes et des Royaumes, sur les Radhanites, marchands juifs qui « transportent depuis l’Occident des eunuques, des femmes réduites en esclavage, des garçons, des soieries, des castors, des martres et d’autres fourrures, et des épées », parcourant des distances prodigieuses couvrant la moitié du globe.

Compte tenu de tout cela, l’auteur juif David Wasserstein affirme dans un article publié dans la Jewish Chronicle :

« L’islam a sauvé la communauté juive (Jewry). C’est une affirmation impopulaire et dérangeante dans le monde moderne. Mais c’est une vérité historique. L’explication de cela est double. D’abord en 570, à la naissance du prophète Muhammad, les Juifs et le judaïsme étaient en voix d’extinction. Et ensuite l’arrivée de l’islam les a sauvés en leur offrant un nouvel environnement dans lequel non seulement ils ont survécu mais se sont épanouis, établissant les fondations d’une prospérité culturelle juive à venir– y compris dans la chrétienté – passant du monde médiéval au monde moderne. »

Si l’Islam n’était pas survenu, précise Wasserstein, « le Judaïsme à l’Ouest aurait décliné jusqu’à disparaître dans certains endroits. Et le Judaïsme à l’Est serait devenu juste un autre culte oriental [30]. »

Conclusion

Comme on l’a vu, la conquête musulmane des 7e-8e siècles présentait un caractère ethnique très marqué, et même un caractère tribal et clanique, bien loin de l’universalisme vers lequel il évoluera par la suite. Cette conquête est comparable aux grandes invasions ayant affecté l’Europe depuis la fin de l’Antiquité. Toutes ces invasions visaient à s’approprier les fruits d’une civilisation prospère par le renversement de ses institutions. Mais aucune grande invasion n’a réussi comme la conquête arabe. Ni les Huns du 4e siècle, ni les Mongols du 13e n’ont réussi à pérenniser leurs conquêtes ; ils n’ont laissé aucun héritage. D’autres peuples, comme les Francs, les Goths, les Vandales ou les Lombards, ont pris racine dans les territoires conquis, mais ils ont été culturellement, linguistiquement et religieusement romanisés : seuls peut-être les Slaves et les Anglo-saxons ont réussi à imposer leur langue à une partie des autochtones conquis, mais ils ont fini eux aussi par se christianiser, c’est-à-dire se romaniser. Et leur aventure est sans commune mesure, en terme de rapidité et d’étendue, avec la conquête arabe menée par Muhammad et ses deux successeurs.

À quoi est dû ce succès incomparable de la conquête arabe ? La réponse unanime, aussi bien de la part des musulmans que des historiens laïcs, est : l’islam. Bien que la conversion à l’islam ne fût pas la motivation de la conquête, la nature même de l’islam empêchait les conquérants de s’assimiler aux civilisations supérieures qu’ils conquéraient et, par conséquent, assurait à long terme la conversion des populations conquises dans leur majorité. Ce qui distingue la conquête arabe de toutes les invasions menées par d’autres guerriers nomades, c’est son prétexte fondé sur le triple paradigme hébraïque : dieu jaloux, peuple élu, terre promise. Simple superstructure, dirait le marxiste, mais néanmoins d’une efficacité redoutable.

Isaac et Ismaël : deux demi-frères engagés depuis toujours dans une rivalité fraternelle, se disputant l’héritage d’Abraham/Ibrahim, à savoir, dans un premier temps, la terre des Cananéens promise par Yahvé, et à la fin des temps la domination du monde. L’islam prétend en effet qu’Ismaël, père des Arabes, et non Isaac, père de Jacob/Israël, est le fils consacré à Dieu par le simulacre de sacrifice (Genèse 22), et que la Ka’ba fut bâtie par Abraham. Rivalité mimétique ? Rivalité en tout cas d’autant plus violente que les deux religions sont si proches. Si l’on retient l’hypothèse madianite résumée dans mon précédent article, « Yahvé est né en Arabie » [31], l’islam est sorti du même moule anthropologique que le yahvisme primitif. Il est certain en tout cas que la conquête arabe est intimement liée aux mouvements messianiques et proto-sionistes du 7e siècle.

Entendons-nous : du point de vue de l’historien, cet islam arabe et conquérant des origines n’est pas plus « authentique », « véritable » ou « légitime » que le wahhabisme qui s’en réclame, ou que les autres islams d’aujourd’hui ou de demain. Comme toute institution humaine, les religions sont soumises aux évolutions dialectiques de l’histoire. Ce sont des systèmes organiques capables – dans certaines limites – de s’enrichir d’éléments civilisationnels exogènes, ou au contraire de se retrancher dans leurs archaïsmes.

L’islam des origines n’est pas le germe unique de la civilisation islamique, dont le mérite revient, c’est bien connu, aux Perses, aux Turcs et aux Berbères, autant qu’aux Arabes – sans parler des chrétiens et des juifs. Au 14e siècle, l’historien arabe Ibn Khaldoun, dressant le bilan du développement des sciences dans la civilisation islamique, écrivait : « C’est un fait de constatation étrange que la majorité des porteurs de science dans l’islam ait été constituée de non-Arabes [32]. »

Source : E&R

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