«Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » écrivait Jean de La Fontaine. Un vers qui prend un double sens particulièrement ironique dans les Antilles françaises, où un nouvel épisode de répression syndicale met en lumière les restes douloureux des périodes esclavagistes et coloniales.
Blancs. D’un côté, les Huyghues-Despointes. Vieille famille trouvant ses origines dans le nord de la France, installée en Martinique durant la période esclavagiste, elle a depuis soigneusement protégé sa fortune et sa descendance. En Martinique comme en Guadeloupe, ce nom n’est ignoré par personne. La famille Huyghues-Despointes est l’archétype des « békés », ces descendants de planteurs, indemnisés à l’abolition de l’esclavage, parfois gavés des subventions de la métropole ou de l’Union européenne, qui, par transmission, gardent la mainmise sur l’économie du pays, contrôlant la grande distribution, l’industrie sucrière ou rhummière, l’agriculture et sachant tirer profit, par les monopoles qu’ils détiennent, de la vie chère, le problème central des ultramarins. Les Huyghues-Despointes (dont la fortune est estimée par le magazine Challenges à 150 millions d’euros), par exemple possèdent l’usine Gardel, dernière sucrerie de Guadeloupe, et surtout la Safo, un groupe consacré à la grande distribution comptant 108 magasins, présidée et dirigée par l’un d’entre eux, Jean.
Parmi ces magasins, il y a un navire amiral, l’hypermarché Milénis, sur la commune des Abymes au nord de Pointe-à-Pitre, dont Martin, frère de Jean, est directeur. Une affaire bien rentable. Pourtant en 2012, l’enseigne annonçait un plan de licenciements de 28 salariés, arguant de difficultés économiques.
Les salariés en doutent et doivent faire condamner la direction à 8 000 euros d’indemnités et une astreinte de 1 000 euros par jour pour qu’elle daigne transmettre ses comptes aux experts-comptables du comité d’entreprise. Ils découvrent que non seulement Carrefour Milénis ne connaît pas de difficultés financières, mais qu’au contraire, compte tenu du niveau des bénéfices, l’enseigne doit verser à ses salariés une participation pour les années 2011 et 2012.
Remontés, les syndicats se mobilisent. Le 25 septembre 2013, les militants de la CGT Guadeloupe (CGTG) distribuent un tract aux abords du supermarché. Ils y écrivent que « la famille Despointes a bâti toute sa fortune sur la traite négrière, l’économie de plantation et l’esclavage salariat ». Ils ajoutent que « Despointes n’a qu’à prendre sur sa fortune personnelle pour éventuellement combler des pertes supposées ».
Cela avait déjà été écrit à maintes reprises, dans des tracts, mais aussi dans des articles de presse ou des ouvrages d’histoire, sans jamais provoquer la moindre protestation de la famille visée. Mais cette fois, le prétexte à faire taire les revendications syndicales était trop beau pour que les békés passent à côté. Ils ont tout simplement déposé une plainte en diffamation contre le syndicat, et il s’est trouvé un tribunal pour leur donner raison, en ne démentant pas pour autant les allégations de la CGTG. En appel, la sanction infligée au syndicat a même été aggravée. Au total en amendes et frais de justice, la CGTG et deux de ses militants devaient in fine débourser 53 472 euros. Bien plus que les quelque 15 987 euros que le syndicat – qui ne vit que des cotisations de ses quelques 4 000 adhérents – possède sur son compte.
À titre de comparaison, il faut se souvenir qu’après les très fortes tensions sociales de l’année 2008, le nom de la famille Huyghues-Despointes avait défrayé la chronique lorsque le patriarche Alain, sûr de son bon droit, avait défendu l’eugénisme béké dans un documentaire diffusé par Canal Plus en estimant que : « Dans les familles métissées, les enfants sont de couleurs différentes, il n’y a pas d’harmonie. » Il continuait : « Moi, je ne trouve pas ça bien. Nous (les Békés – NDLR), on a voulu préserver la race. » Il estimait par ailleurs que « les historiens ne parlent que des aspects négatifs de l’esclavage et c’est regrettable », quand lui était plus enclin à présenter « les bons côtés de l’esclavage et les colons qui étaient très humains avec leurs esclaves, qui les ont affranchis et qui leur donnaient la possibilité d’avoir un métier ». Alain Huyghues-Despointes avait été condamné en première instance à seulement 7 500 euros d’amende, puis avait fait appel avant d’être tout bonnement blanchi par la Cour de cassation.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Retors, les plaignants ont demandé et obtenu sans difficultés le blocage des comptes bancaires du syndicat ainsi que de l’un des syndicalistes condamnés, laissant l’organisation sans un centime pour continuer ses activités de défense des salariés. Pour la CGTG, c’est clair, « les Despointes agissent pour le compte de l’ensemble du grand patronat : affaiblir la CGTG pour mieux s’en prendre aux travailleurs ». Mais au-delà des syndicats, « c’est une insulte à la mémoire de tous les Guadeloupéens ».
Le 6 octobre, la CGTG demandait devant le tribunal d’instance un étalement du paiement de la condamnation, fermement refusé par l’avocat des frères Despointes. Le tribunal doit rendre sa décision le 10 novembre. Dans l’attente, la CGTG a dû lancer un appel à la souscription, et survit grâce aux dons qui lui sont adressés.
Source : l’humanité
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