Les dernières révélations de Charlotte Gainsbourg à propos de son père laissent entrevoir les effets à long terme de l’incestualité.
Dans son clip Lemon Incest, interprété en 1983, Serge Gainsbourg est étendu sur un grand lit, penché sur sa fille de 12 ans, Charlotte, allongée à ses côtés, en chemise et culotte, les bras nonchalamment repliés au-dessus de la tête. La voix éraillée et à peine audible de Charlotte, son visage enfantin, contrastent avec son attitude alanguie. Elle susurre : « L’amour que nous ne ferons jamais ensemble est le plus beau, le plus pur, le plus violent, le plus enivrant. » Comme transporté, Gainsbourg secoue la tête avec morgue, lui jette des regards possessifs et psalmodie : « Exquise esquisse, délicieuse enfant, ma chair et mon sang… »
Nouveau haut-le-cœur à la remise du César du meilleur espoir féminin, attribué à Charlotte Gainsbourg qui, submergée par l’émotion, tombe dans les bras de sa mère. Elle se lève pour aller récupérer son César, mais son père l’intercepte et l’embrasse à pleine bouche, elle proteste, se libère de son étreinte, mais il l’embrasse de nouveau. Réticente, elle pose tant bien que mal un doigt entre sa bouche et celle de son père et s’extirpe malaisément de cette embrassade forcée. Son malaise est palpable : elle arrive défaite, au bord des larmes sur la scène, et s’étrangle devant le micro, laissant échapper un filet de voix quasiment inaudible. La souffrance de Charlotte est criante. Pourtant, nous nous refusons à imaginer le pire, reléguant son geste au rang des nombreuses provocations qui jalonnent son parcours artistique, incriminant son alcoolisme et son égocentrisme notoires.
Suite au tollé généré par Lemon Incest, Gainsbourg s’est vigoureusement défendu d’être le père incestueux suggéré par ses clips, s’emportant notamment sur le plateau de Patrick Sabatier, menaçant de « briser les dents » au « salaud qui parlerait d’inceste » entre sa fille et lui. Gainsbourg, le « poète maudit » fulmine et attaque la bien-pensance. Selon lui, le véritable sujet de ces chansons est le fantasme incestueux, non sa réalisation physique. Chacun le sait, dans l’art, rien n’est off limit. L’art, cet alibi. N’empêche que si ce fantasme mis en scène publiquement nous fait violence, c’est précisément parce qu’il n’est plus un fantasme. Il est agi sous nos yeux. Dixit le psychiatre et psychanalyste Paul-Claude Racamier, qui introduit cette notion originale en 1989 :
« L’incestuel est ce qui dans la vie psychique individuelle et familiale porte l’empreinte de l’inceste non fantasmé, sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales. »
L’incestuel se caractérise par « une relation extrêmement étroite, indissoluble, entre deux personnes que pourrait unir un inceste et qui cependant ne l’accomplissent pas, mais qui s’en donnent sous une forme apparemment banale et bénigne [1] ». L’acte n’est pas génital, mais relève de comportements quotidiens qui ne permettent pas de définir des limites et placent donc l’enfant dans « une position où il est l’objet et l’enjeu d’une séduction narcissique aliénante qui empêche l’individuation et maintient une indifférenciation [2] ». L’incestualité présente a donc de graves effets traumatiques.
Si le malaise de Charlotte était manifeste, le conflit psychique qui l’agitait alors l’était beaucoup moins. Ses récentes déclarations jettent une lumière crue sur ce père-pieuvre. L’enfant à la voix étranglée s’exprime enfin à 46 ans et ses paroles font l’effet d’un retour du refoulé :
« Mon père me faisait aller trop loin, il me faisait faire des choses qui me gênaient. C’était difficile. Il ne comprenait pas que ça ne me plaise pas [3] »
Si ces paroles nous glacent le sang, c’est parce qu’elles auraient pu être prononcées par un enfant incestué. Aujourd’hui encore, Charlotte évoque son ambivalence à propos de la chanson :
« Lemon Incest me donne la chair de poule. Je n’arrive pas à l’écouter souvent, mais je trouve que c’est vraiment réussi [4]. »
En 1984, à 13 ans, Charlotte demande à intégrer un pensionnat en Suisse : « J’étais très libre et je voulais des contraintes [5] », explique-t-elle. Elle tente de se détacher, mais elle n’y restera qu’un an et changera de lycée pour apprendre le russe, la langue de ses grand-parents… paternels. Et de fait, l’écrasante empreinte paternelle se fait sentir jusque dans la langue malgré le fait que l’anglais soit la « langue maternelle » :
« Sans mon père, j’ai du mal à m’imaginer chanter en français [6] » ; « L’Angleterre, bizarrement je n’arrive pas à me l’approprier comme si je n’y avais pas droit [7] » ; « Mon vocabulaire vient de ses textes à lui, de ses chansons, mes mots sont ancrés dans des phrases qui lui appartiennent [8]. »
Ses dernières paroles évoquent la confusion des identités propres aux phénomènes pervers. Elles nous parlent d’emprise, d’union indissoluble et de ses difficultés à s’individualiser et elles sont glaçantes : « J’aime mon père plus que tout [noter le temps présent du « j’aime mon père »], mais j’ai eu tellement de mal à me faire une vie [9] » ; « Le monde s’est ouvert à moi d’un coup à la naissance de mon premier enfant. Avant, Yvan me disait que je ne faisais que regarder la mort [10] ». Et l’on repense aux paroles de la chanson Charlotte Forever : « Sans toi, je ne suis plus moi… je dérive à l’infini… » ; « mon âme » ; « ma chair et mon sang ». Sauf qu’on dirait que c’est « Papa Forever » pour Charlotte, qui semble vouée à la confusion des identités avec son père même après sa mort. Comme si le père avait conservé, une prise directe sur son âme. Son côté exhibitionniste dans des films comme AnteChrist (tourné avec des acteurs porno) et Nymphomaniac semble d’ailleurs signer cette confusion des identités. À preuve, les confidences de Yvan Attal qui a révélé que c’était « un drame » pour leurs trois enfants mais que Charlotte « ne se rendait pas compte de l’impact que ça pouvait avoir dans une cour de récréation [11] ». Étrange impression de déjà-vu…
Comment dire son dégoût d’un géniteur « génial », adulé par tout un pays ? Comment l’admettre même ? La douleur de Charlotte était palpable. La jouissance de son père aussi. Pourtant, nous n’avons pas voulu les voir, préférant y lire une inspiration artistique « décalée ». Pourquoi avons-nous été si incapables d’imaginer la violence inouïe ressentie par cette enfant de 12 ans, contrainte d’envisager la sexualité avec son père dans des mises en scène soi-disant artistiques ? Pourquoi n’avons-nous pas pu nous identifier à cette enfant aliénée ? Comment une société peut-elle remettre à un père qui contraint sa fille à l’embrasser à pleine bouche la croix d’Officier des Arts et des Lettres ? Quid de la mère, Jane Birkin ? « Je ne m’en veux pas d’avoir autorisé cette chanson. Serge était très prude avec elle et pas du tout le genre de père à faire des câlins », a-t-elle affirmé. Des câlins, non, il n’est évidemment pas question de tendresse. Mais des baisers passionnels comme le baiser public de la cérémonie des césars ?
« La seule façon de montrer qu’il aimait sa fille, c’était de la mettre sur un piédestal et d’écrire des chansons et des films pour elle… Il n’y avait absolument rien de scandaleux dans ses sentiments pour elle. »
Charlotte n’était même pas entendue par sa mère. Comment la voix de Charlotte ne se serait-elle pas étranglée ? Tout était manifeste, extériorisé, « exhibé » même par un père qui jouissait visiblement de l’effroi que cette monstration provoquait dans nos psychés. Un peu comme les exhibitionnistes qui ouvrent leur manteau pour dévoiler leur sexe. Pourtant nous avons refusé de voir. Nous avons refusé d’entendre. Sans doute parce ce que Charlotte aurait pu dire était inentendable. Et nous avons été victimes d’un véritable refoulement collectif.