Tout ce que l’opinion publique internationale a cru à un moment donné a été remis en question par de nouveaux éléments. Thierry Meyssan tente ici de démêler le vrai du faux, tout en s’interrogeant sur ce que cache encore l’actuel président al-Sissi.
Société extrêmement conservatrice, dirigée par des militaires, l’Égypte a connu une période de troubles au cours des cinq dernières années et ne s’en est pas totalement guérie. On peut aborder ces événements de trois manières différentes, bien qu’aucune ne soit pleinement satisfaisante :
En 2011, des manifestations populaires ont été instrumentées par Washington qui avait déjà déployé sur place toute une cohorte d’ONG impliquées dans les « révolutions colorées » et coordonnées par l’équipe de Gene Sharp [1]. C’était le début du « printemps arabe ». La Maison-Blanche envoya au Caire un ponte de la CIA (par ailleurs beau-père de Nicolas Sarkozy [2]), l’ambassadeur Frank Wisner. Après avoir semblé soutenir Hosni Moubarak, il lui enjoint de démissionner. Celui-ci, conscient de son impossibilité à rétablir l’ordre, renonça à transmettre le pouvoir à son fils cadet Gamal, et abandonna sa fonction au profit de son vice-président. Ce fut la « révolution du lotus ». Le désordre s’empara du pays. Dans un premier temps, les responsables des ONG furent arrêtés pour avoir financé le « changement de régime » à hauteur de 48 millions de dollars. Puis ils furent libérés avec ceux qui s’étaient réfugiés à l’ambassade des États-Unis, et discrètement exfiltrés par un avion spécial de la CIA [3].
Washington soutint le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi. Lors de sa campagne électorale, Youssef al-Qaradâwî, le prêcheur de la Confrérie et « conseiller spirituel » de la chaîne de télévision qatarie Al-Jazeera, vint expliquer sur la place Tahrir que l’urgence n’était plus de lutter pour la reconnaissance du droit du peuple palestinien, mais d’épurer la société des homosexuels.
À l’issue d’un scrutin avec seulement 35 % de participation et où il n’est soutenu que par 17 % du corps électoral, Morsi fut déclaré élu. Cependant, dans une lettre qui sera ultérieurement rendue publique, le président de la Commission électorale écrit ne pas s’être basé sur les résultats du scrutin, mais avoir voulu éviter que l’annonce de la victoire du général Ahmed Shafiq —ancien éphémère Premier ministre d’Hosni Moubarak— ne soit perçue par les Frères musulmans comme le signal ouvrant une guerre civile [4]. Les États-Unis, qui avaient manipulé toute cette opération, félicitèrent le double national égypto-US Morsi pour son élection « démocratique » ; une version mensongère immédiatement adoptée par tous les autres États. À l’étranger, on se félicita de la « normalisation » de l’Égypte qui trouvait enfin son premier gouvernement civil après avoir été dirigée, durant 5 000 ans par des militaires.
Installé au pouvoir, Mohammed Morsi instaure une dictature prétendument religieuse. Il noyaute l’administration avec des membres de la Confrérie et réhabilite ceux qui furent condamnés pour terrorisme. Il reçoit et félicite publiquement les assassins de l’ancien président Anouar el-Sadate, et nomme le responsable du massacre de Louxor gouverneur de ce district [5]. Il persécute les démocrates qui avaient manifesté contre certains aspects de la politique d’Hosni Moubarak (mais pas pour sa démission). Il soutient une vaste campagne de pogroms des Frères musulmans contre les chrétiens, et couvre leurs exactions : lynchages, saccage des archevêchés, incendie des églises. Simultanément, il privatise les grandes entreprises et annonce la possible vente du Canal de Suez au Qatar, qui parrainait alors la Confrérie.
Depuis le palais présidentiel, il joint au moins quatre fois par téléphone Ayman al-Zawahiri, qui fut un des assassins d’Anouar el-Sadate avant de devenir le chef mondial d’Al-Qaïda [6].
Durant cette période, un groupe de jihadistes, Ansar Bait al-Maqdis, se structure au Sinaï. Sans que l’armée égyptienne n’intervienne, ces islamistes multiplient les attaques contre le gazoduc reliant l’Égypte à Israël et à la Jordanie.
Le président Morsi envoie une délégation officielle rencontrer le Calife de Daesh, Abou Bakr al-Baghdadi, un membre des Frères musulmans comme lui. Mais les deux parties ne parviennent pas à s’entendre, chaque leader réclamant l’allégeance de l’autre.
En définitive, le président Morsi ordonne à l’armée de se préparer à attaquer la République arabe syrienne pour venir en aide aux Frères musulmans syriens. Ce sera la décision de trop.
L’armée égyptienne, qui fusionna avec l’armée syrienne de 1958 à 1961, considère l’ordre d’attaque de la Syrie comme la mise en cause du rêve d’unité arabe de Gamal Abdel Nasser. Elle se tourne alors vers la société civile.
La société égyptienne est connue pour sa docilité face au pouvoir et ses soudains débordements massifs. Elle ne réagit pas aux premières décisions du président Morsi, ni même aux meurtres des chrétiens, avant de se soulever dans son ensemble. Une vaste coalition, rassemblant la totalité des formations politiques de gauche et de droite, y compris les salafistes, se constitue contre la Confrérie.
Répondant à l’armée, cette Coalition organise la plus vaste manifestation de l’Histoire pour appeler les militaires à renverser le dictateur Mohamed Morsi et à chasser la Confrérie. Durant cinq jours, « débordant comme le Nil », 33 millions d’Égyptiens votent avec leurs pieds contre la Confrérie.
Attendant avec prudence que les États-Unis ne puissent plus sauver leur protégé, l’armée loyaliste renverse Morsi (un ancien collaborateur du Pentagone qui dispose toujours de l’accès au secret-Défense US), dès que les bureaux se sont vidés à Washington pour le long week-end de la fête nationale US. Les Frères musulmans tentent de conserver le pouvoir et s’opposent violemment à l’armée. Durant un mois, les rues de Caire sont le théâtre de terribles affrontements. Un gouvernement provisoire est mis en place, des élections sont convoquées, tandis que les Occidentaux, le Qatar et la Turquie, dans la logique de la prétendue « élection démocratique » de Morsi, dénoncent un « coup d’État militaire ». En définitive, le général Abdel Fattah al-Sissi, qui a mené l’opération de rétablissement des institutions, est élu avec 96 % des suffrages exprimés, tandis qu’al-Jazeera appelle à l’assassiner.
En 5 jours, 33 millions d’Égyptiens manifestèrent pour que l’armée renverse le président Mohamed Morsi.
Le maréchal Abdel Fatah al-Sissi fut directeur du Renseignement militaire sous le président Moubarak, puis ministre de la Défense sous le président Morsi.
Dans un premier temps, il rétablit l’ordre et la paix sociale. Il libère les prisonniers politiques. Il présente des excuses aux chrétiens pour les persécutions qu’ils ont subies et fait reconstruire les églises qui avaient été brûlées.
Il remet à l’Arabie saoudite des documents attestant que Mohamed Morsi préparait un coup d’État à Riyad afin de placer les Frères musulmans au pouvoir. Le royaume réagit d’une part en interdisant la Confrérie chez lui et d’autre part en couvrant l’Égypte de dons. Abdel Fatah al-Sissi a ainsi réussi a trouver un mécène pour nourrir son peuple malgré une économie ruinée.
Pour satisfaire les Saoudiens, le maréchal al-Sissi envoie son armée participer à la guerre au Yémen. Au départ le contingent égyptien sert surtout à contrôler les côtes, mais l’opinion publique égyptienne apprend vite que le commandement de l’opération a été sous-traité par Riyad à l’armée israélienne. Discrètement les soldats égyptiens se retirent sans que jamais la nouvelle ne soit officiellement annoncée.
Simultanément, dans le Sinaï, Ansar Bait al-Maqdis cesse d’attaquer des intérêts israéliens et tourne ses armes contre l’État égyptien. Il prend contact avec Daesh en Syrie et reconnaît son autorité. Il créé ainsi la province du Sinaï (Wilayat Sayna) au sein du Califat.
Pendant ce temps, avec l’aide de la Chine, le président al-Sissi fait doubler le Canal de Suez, bien que celui-ci ne soit pas complètement exploité. Il s’agit de préparer l’Égypte au développement de la nouvelle route de la soie et au transit de la gigantesque production chinoise vers l’Europe.
Coup de théâtre, à l’été 2015, la société italienne ENI déclare avoir trouvé le gisement pétrolier de Zohr, dans les eaux territoriales égyptiennes. Le Caire pourra exploiter l’équivalent de 5,5 milliards de barils de pétrole.
Mais les choses dégénèrent. Les Frères musulmans s’appuient sur Daesh dans le Sinaï et assassinent divers hauts-fonctionnaires et magistrats. L’armée se laisse aspirer dans une spirale de violence, tandis que le président al-Sissi en profite pour faire arrêter des nationalistes et des démocrates. Progressivement, les cartes se brouillent : le gouvernement défend l’intérêt national, mais persécute les leaders civils qui soutiennent son objectif officiel.
C’est alors que Mohamed Hassanein Heikal, l’ancien porte-parole de Nasser et icône des nationalistes, déclare publiquement que le moment est venu pour le président al-Sissi de
Trois conseils qui supposent de prendre ses distances avec l’Arabie saoudite.
Âgé de 87 ans, Heikal meurt soudainement sans que le maréchal al-Sissi lui ait répondu.
Le 11 avril 2016, le roi Salmane d’Arabie est en visite au Caire. Le souverain annonce des investissements faramineux en Égypte, à hauteur de 25 milliards de dollars. À la surprise générale, le président annonce qu’il lui offre en remerciement les îles de Tiran et de Sanafir dans le cadre d’un accord de délimitation des frontières maritimes.
Ces deux îles étaient jadis disputées entre l’Égypte et l’Arabie. Elles ferment la mer Rouge. Durant la guerre des Six jours, Israël les occupa. Ne souhaitant pas entrer dans le conflit, l’Arabie saoudite renonça à sa revendication et les donna à l’Égypte plutôt que de les défendre. Par la suite, avec les accords de paix israélo-égyptiens de Camp David, Tel-Aviv et Le Caire internationalisèrent la sortie de la mer Rouge et Tsahal finit par évacuer Tiran et Sanafir.
Les deux îles devraient être intégrées à un vaste projet de construction d’un pont reliant l’Arabie saoudite à l’Égypte au dessus du golfe d’Aqaba.
Tiran et Sanafir sont pour les Égyptiens un territoire qui leur avait été reconnu par la Convention de Londres, en 1840, et qu’après bien des vicissitudes, ils ont recouvré à la faveur de la lâcheté de Riyad durant la guerre contre Israël. Il est donc inconcevable de les « offrir » aux Saoudiens, même pour quelques milliards de dollars.
Depuis une semaine, les manifestations se succèdent pour réclamer un référendum d’approbation de cette cession. Elles drainent tous les nationalistes qui se demandent qui est vraiment le président al-Sissi ?
Source : Réseau Voltaire
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