Diviser l’Islam en plusieurs sectes antagonistes. Salah Lamrani, professeur de lettres, rappelle que les causes des conflits sont avant tout politiques.
« Depuis notre naissance, nous sommes soumis à l’oppression, à l’intimidation, aux persécutions et à la terreur, au point que même les murs nous faisaient peur. Même les murs ! Y a-t-il quelqu’un qui n’a pas subi l’injustice et l’oppression dans ce pays ? J’ai plus de 50 ans, soit un demi-siècle. Depuis que je suis venu au monde, je ne me suis jamais senti en sûreté ou en sécurité dans ce pays, nulle part, depuis mon enfance. Nous sommes continuellement accusés, menacés et agressés de toutes parts… Nos poitrines resteront nues face à vos balles et nos mains resteront vides (sans arme), mais nos cœurs resteront emplis de foi… Nous n’avons qu’une alternative : vivre sur cette terre en hommes libres et dignes, ou y être enterrés avec les honneurs (après le martyre)… Nous ne cesserons de dénoncer votre oppression et de revendiquer nos droits. »
Les médias occidentaux et du monde arabe ont largement rapporté l’exécution par décapitation du dignitaire chiite saoudien Nimr Baqer al-Nimr, ainsi que de 46 autres saoudiens – majoritairement sunnites – accusés de terrorisme et/ou de sédition. Ils ont également insisté sur les réactions très virulentes du monde chiite, de Sayed Ali Khamenei, Guide suprême de la République islamique d’Iran, à Sayed Hassan Nasrallah, le Secrétaire général du Hezbollah (qui est allé jusqu’à parler d’un acte de décès pour le règne dynastique des Saoud), en passant par celle de Sayed Ali Sistani, la plus haute autorité religieuse d’Irak. Même si cela a été peu mentionné, d’autres instances, mouvements et personnalités ont condamné cette exécution, en Irak, au Pakistan, en Inde, au Yémen, au Bahreïn et au Liban, notamment le Conseil des Fatwas irakien (sunnite), le FPLP palestinien, ainsi que les organisations de défense des droits de l’homme Amnesty International et Human Rights Watch.
L’accent a surtout été porté sur le caractère sectaire de cet événement, souvent replacé dans le cadre d’une « fracture » croissante entre sunnites et chiites, notamment entre l’Arabie Saoudite, berceau de l’Islam et « cœur » du sunnisme, et de l’Iran, cœur spirituel du chiisme, dans une apparente lutte d’influence pour la domination du Moyen-Orient. Le différend millénaire entre les « sunnites » ou « loyalistes » de l’ « École des Califes » (Compagnons qui ont dirigé le monde musulman après le décès du Prophète) d’une part, et les « chiites » ou « partisans » de l’ « École de la Demeure » (les imams de la lignée du Prophète, figures « d’opposition ») d’autre part, est très souvent présenté comme le sésame qui permet de comprendre les luttes et guerres impitoyables qui déchirent la région. Et ce jusqu’à la coalition américano-saoudienne qui dévaste depuis 10 mois le Yémen zaydite – une branche minoritaire du chiisme –, et la lutte contre Daech auxquelles seraient opposées une alliance « traditionnelle » (Amérique du Nord et Europe alliées à l’Arabie Saoudite et aux autres pétromonarchies du Golfe sunnites) et une alliance « orthodoxe » (Iran, Irak et Hezbollah chiites, Syrie alaouite – une autre branche minoritaire du chiisme – et Russie).
Mais ces analyses, par trop simplistes, traduisent une méconnaissance de l’histoire du monde arabo-musulman et de la géopolitique du Moyen-Orient, et reposent sur des présupposés fallacieux qui ne résistent pas à l’examen. Et, de manière révélatrice, elles ne posent pas même les questions qui s’imposent, à savoir, puisqu’il s’agit au départ de l’exécution d’une importante figure religieuse, celles des motivations alléguées, présumées et/ou probables de cet acte, dans un tel contexte de surcroît, car Nimr al-Nimr était emprisonné depuis juillet 2012 et condamné à mort depuis plus d’un an.
Qui était donc Nimr al-Nimr ? C’était effectivement une figure religieuse chiite (un « cheikh »), qui avait suivi un cursus de théologie en Iran avant de revenir prêcher dans sa province natale de Qatif, en Arabie Saoudite. Mais dès l’abord, il faut souligner que le seul qualificatif de religieux est insuffisant pour désigner Nimr al-Nimr, car la « laïcité » ne règne pas en terre d’islam, nombre de figures politiques majeures étant des clercs (Hassan al-Banna, Sayed Qutb, Ruhullah Khomeini, Hassan Nasrallah, etc.), surtout après les efforts occidentaux – couronnés de succès – visant à marginaliser et/ou briser les dirigeants et États séculiers (l’Égypte de Nasser, l’Irak de Saddam Hussein, la Libye de Kadhafi, la Syrie de Bachar al-Assad), avec les résultats que l’on connaît. Nimr al-Nimr doit donc être considéré certes comme un prédicateur religieux, mais aussi, indéniablement, comme une figure politique majeure de l’opposition, très populaire au sein de la jeunesse, et ayant un rayonnement bien au-delà de sa secte et de son pays, notamment grâce à son charisme et à son courage face aux injustices criantes de la société saoudienne.
Nimr al-Nimr dénonçait en effet la dynastie des Saoud de manière très virulente et réclamait des réformes et une démocratisation du pays, face à une monarchie médiévale qui, comme chacun le sait, considère les droits de l’homme, les libertés en général et la liberté d’expression en particulier comme des hérésies, et, soulignons-le, punit l’hérésie par le tranchant du sabre voire la crucifixion. Nimr al-Nimr a souvent été emprisonné, et très certainement torturé pour ses déclarations véhémentes et sa participation à des manifestations malgré les violences auxquelles étaient soumis les citoyens, la répression à balles réelles, les arrestations abusives, les tortures, etc. En 2012, le quotidien britannique The Guardian décrivait cette situation comme « le conflit le moins rapporté du Moyen-Orient », expliquant cette omerta médiatique occidentale sur le « Printemps arabe » saoudien par les contrats énergétiques et d’armements faramineux conclus avec cette pétromonarchie par Washington et Londres – et Paris –, dont elle est un allié stratégique.
La situation des droits de l’homme en Arabie Saoudite est décrite en ces termes par Amnesty International dans son rapport 2014-2015 :
« Dans le Golfe, les autorités de Bahreïn, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis ont inlassablement muselé la dissidence et réprimé tout signe d’opposition au pouvoir, avec la conviction que leurs principaux alliés dans les démocraties occidentales ne risquaient guère de soulever des objections… [En Arabie Saoudite,] des restrictions sévères pesaient sur la liberté d’expression, d’association et de réunion. Le gouvernement a réprimé la dissidence en arrêtant et en incarcérant des personnes qui le critiquaient, y compris des défenseurs des droits humains. Beaucoup de ces personnes ont été jugées dans le cadre de procès inéquitables par des tribunaux n’appliquant pas une procédure régulière, notamment un tribunal spécial antiterroriste qui prononçait des condamnations à mort. Une nouvelle loi assimilait réellement au terrorisme les critiques à l’égard du gouvernement et d’autres activités pacifiques. Les autorités ont réprimé le militantisme en ligne et intimidé les militants et les membres de leur famille qui dénonçaient des violations des droits humains. La discrimination envers la minorité chiite persistait ; certains militants chiites ont été condamnés à mort et beaucoup d’autres à de lourdes peines d’emprisonnement. Des informations ont fait état de tortures régulièrement infligées aux détenus ; des accusés ont été déclarés coupables sur la base d’“aveux” obtenus sous la torture, d’autres ont été condamnés à des peines de flagellation… Le gouvernement ne tolérait pas l’existence de partis politiques, de syndicats ni de groupes indépendants de défense des droits humains. Des personnes qui avaient créé des organisations non autorisées ou en étaient membres ont été arrêtées, poursuivies en justice et emprisonnées… Tous les rassemblements publics, y compris les manifestations, demeuraient interdits en vertu d’un arrêté pris en 2011 par le ministère de l’Intérieur. Ceux qui tentaient de braver cette interdiction risquaient d’être arrêtés, poursuivis et emprisonnés, entre autres pour avoir “incité la population à s’opposer aux autorités”. »
On le voit, c’est bien au péril de sa vie – et de celle de ses proches – qu’on s’engage sur la scène politique en Arabie Saoudite.
Nimr al-Nimr était une figure majeure de ce mouvement de contestation pacifique qui réclamait le respect des droits humains et davantage de libertés, et malgré les provocations et sévices auxquels étaient soumis les manifestants, dont son neveu de 17 ans qui fut également arrêté, torturé et condamné à mort – il attend encore son exécution –, il resta un partisan farouche de la non-violence. Précisons qu’il en va de même pour le mouvement de protestation au Bahreïn qui dure depuis 2011, et dont les dirigeants ont maintenu le caractère pacifique malgré une répression sanglante et l’intervention des forces armées saoudiennes – contre laquelle de nombreuses manifestations ont été organisées en Arabie Saoudite même, avec la participation active de Nimr al-Nimr. Au Bahreïn comme en Arabie Saoudite, les manifestants demandaient avant tout une démocratisation du pays, tout comme les autres mouvements populaires spontanés du « Printemps arabe », en particulier la Tunisie et l’Égypte. Mais alors que ces mouvements ont largement été relayés par les médias arabes et occidentaux, qui dans l’ensemble sympathisaient avec ces revendications légitimes, les mouvements populaires au Bahreïn et en Arabie Saoudite ont été ignorés et/ou dénoncés comme des revendications sectaires, au seul prétexte de la grande proportion de chiites qui y participent. Rappelons que 15% de la population saoudienne est chiite, surtout concentrée dans les zones pétrolières stratégiques à l’Est du pays où elle est majoritaire, ainsi que 60% de la population du Bahreïn, et qu’elles font face à des monarchies wahhabites – branche extrémiste et marginale du sunnisme qui considère le chiisme (et nombre d’écoles du sunnisme) comme des hérésies, plus encore que la démocratie, la liberté, etc.
Les mouvements populaires en Arabie Saoudite et au Bahreïn ne sont pas sectaires, et ne demandent pas plus de droits pour les seuls chiites – bien que ces populations soient particulièrement marginalisées et opprimées – mais pour toute la population, brimée dans son ensemble par des dynasties régnantes tyranniques, les Saoud et les Al-Khalifa. Voilà ce que déclarait Nimr al-Nimr le 7 octobre 2011 :
« Nous avons trois revendications essentielles : des réformes politiques dans le sens de plus de liberté et de dignité pour le peuple, la libération des prisonniers politiques arrêtés pour leur simple participation à des manifestations, dont certains sont emprisonnés depuis plus de 16 ans, et la fin de la répression au Bahreïn. »
Est-ce là une revendication sectaire, une querelle de chapelle ? Certes pas : c’est bel et bien un authentique mouvement en faveur de la liberté et du respect des droits de l’homme. Et il ne pourrait en aller autrement : du fait même qu’ils sont minoritaires dans le monde islamique, et qu’ils sont toujours les cibles et les principales victimes des discours sectaires, les dirigeants chiites sont très vigilants sur ces questions, évitant tout propos sectaire et prônant l’unité islamique et citoyenne, dénonçant tout discours factieux et toute idée de division, de sécession ou de lutte armée, accusations traditionnellement lancées contre eux pour les discréditer auprès du reste de la population et justifier leur répression sanglante.
Il est absurde, indigne et irresponsable de donner une caractérisation sectaire à ces revendications de démocratie pour la seule raison que, de fait, elles permettraient une meilleure représentation des chiites, ce qui est le propre de toute démocratie représentative. À ce titre, toute revendication de démocratie pourrait être caricaturée comme la simple manifestation d’un esprit de parti, car il suffirait de stigmatiser la couleur politique (et/ou religieuse) des manifestants ou porte-paroles de ces mouvements pour en nier le caractère légitime et universel. On pourrait même dire, de manière à peine plus abusive, que cela reviendrait à donner un caractère sectaire à un acte de banditisme après avoir découvert que l’agresseur était sunnite et l’agressé chiite, ou vice versa, même si aucun d’entre eux ne pouvait le savoir et que le mobile était bien évidemment purement matériel. Et même si le détrousseur et/ou meurtrier arguait (à tort ou à raison) de questions sectaires pour rallier des complices crédules, la cause première ne resterait-t-elle pas le gain matériel ?
Nimr al-Nimr ne faisait référence à son appartenance sectaire que pour aller dans le sens de l’unité, comme il le fit dans ce même discours d’octobre 2011 :
« Qui a prétendu que les chiites sont les seuls à être opprimés ? Devrions-nous nous taire parce que nous ne sommes pas les seules victimes des arrestations et de la répression ? Mais c’est pire encore ! En quoi cela serait-il une excuse (pour le régime) ? Devrions-nous tolérer qu’ils arrêtent (injustement) des sunnites ? Sur quelle base ? Pourquoi arrêtent-ils ces milliers de personnes (sunnites et chiites) ? Nous sommes tous victimes (de ce régime). Où est l’argent, où sont les milliards ? Le chômage, l’emprisonnement, le dénuement touchent toute la population… Nous continuerons à réclamer les droits de tous les opprimés. »
Il dénonçait également les allégeances sectaires, rappelant que l’islam abhorrant tout type d’oppression, la responsabilité d’un musulman est de se désolidariser de tout oppresseur, quel qu’il soit : familles Saoud et al-Khalifa en premier lieu, jusqu’à la famille al-Assad, tant les sunnites que les chiites sont innocents des crimes des uns et des autres, et doivent les condamner sous peine d’en être complices, affirmait-il en décembre 2011, en concluant que tous les opprimés doivent s’unir contre leurs oppresseurs. Enfin, Nimr al-Nimr était un défenseur acharné de la cause palestinienne, et appelait son gouvernement à envoyer ses forces armées contre Israël au lieu d’agresser le Bahreïn.
Certains médias ont parlé du caractère « provocateur » des discours de Nimr al-Nimr, mais ce sont là des « précautions oratoires » absurdes voire indécentes qui semblent faire abstraction de la violence massive et inouïe, physique et non pas verbale, à laquelle ils constituent une réponse. Dans l’un de ses derniers discours datant du 22 juin 2012, deux semaines avant son arrestation, Nimr al-Nimr évoquait la mort du Prince Nayef, Ministre de l’Intérieur et héritier au trône, en affirmant explicitement que la seule réaction possible face à la disparition du meurtrier, tortionnaire et geôlier de leurs enfants – dont des membres de sa propre famille –, était de glorifier Dieu et de se réjouir, seul « l’Ange de la mort » étant capable d’atteindre de tels despotes. Une déclaration tout à fait « proportionnée », pour reprendre un terme cher à nos hommes politiques et médias, et qui ne justifie certes pas l’épithète flétrissante de « provocateur » face à des assassins et tortionnaires de sang-froid : au contraire, dans de telles conditions d’oppression, c’est plutôt sa sagesse et sa modération qu’il faudrait saluer, car il a toujours rejeté les appels à la violence et à la sédition auxquelles on s’évertuait à l’acculer, et a toujours été un avocat ardent de la contestation pacifique.
L’accusation d’être un agent de « l’expansionnisme » perse – bien que l’Iran n’ait commis aucun acte d’agression depuis le XIXe siècle – a également été portée contre lui. Mais sa dénonciation du régime syrien, allié stratégique de Téhéran, est un signe éloquent de son indépendance, maintes fois revendiquée. De plus, Nimr al-Nimr a montré l’inanité et les contradictions de cette accusation non étayée en rappelant que l’oppression contre les chiites, inhérente au wahhabisme, est bien antérieure à la Révolution Islamique. De telles persécutions se sont produites dès l’établissement du premier État saoudien suite à l’alliance de Muhammad Ibn Abd-al-Wahhab et de la Maison des Saoud au XVIIIe siècle, et ont perduré jusqu’à ce jour, s’étendant à toute la population, comme l’indiquait clairement le rapport d’Amnesty International. Et du reste, soulignait Nimr al-Nimr, il sied mal au régime saoudien et aux pays du Golfe, dont le territoire abrite maintes bases militaires américaines et que l’Occident inonde de ses armes, de les accuser d’obtenir une quelconque aide de l’Iran, qui ne peut consister qu’en un soutien moral. Nimr al-Nimr était donc un authentique opposant politique national, au sens le plus noble du terme. C’est pourquoi Amnesty International a clairement dénoncé « un procès politique et inique » et une instrumentalisation de questions annexes :
« Les autorités saoudiennes ont indiqué que les exécutions avaient pour but de combattre la terreur et de préserver la sécurité. L’exécution de Nimr al-Nimr en particulier semble toutefois indiquer qu’elles recourent également à la peine de mort sous couvert de lutte antiterroriste pour régler des comptes et écraser la dissidence. »
Pourquoi le régime saoudien a-t-il décidé d’exécuter Nimr al-Nimr dans ce contexte particulier ? Certainement par dépit face à l’échec de sa campagne au Yémen, qui se révèle un échec spectaculaire malgré 9 mois de guerre sans merci d’une coalition des pays arabes les plus riches – soutenus par l’Occident – contre le plus pauvre d’entre eux, dans laquelle l’Arabie Saoudite ne parvient même pas à défendre son propre territoire contre les frappes et incursions yéménites régulières qui déciment ses troupes. De même, les investissements et espoirs de l’Arabie Saoudite en Irak et surtout en Syrie sont partis en fumée depuis l’intervention russe, Daech – dont Saoud est le père et le wahhabisme la mère – battant en retrait sur tous les fronts. Ces dépenses colossales, conjuguées à la chute des prix du pétrole, grèvent l’économie saoudienne et lui imposent des réformes, tandis que ses dirigeants sanguinaires sont réduits à des actes de vengeance tels que l’exécution de Nimr al-Nimr et davantage de destructions et de crimes contre la population civile au Yémen où Riyad a annoncé la fin du cessez-le-feu, espérant inculquer la terreur à tous et étouffer toute revendication par ce message sanglant.
Qu’en est-il de la question sectaire et de la « rivalité » entre l’Arabie Saoudite « sunnite » (disons plutôt wahhabite) et l’Iran chiite ? Il est évident que l’Arabie Saoudite, qui, depuis la Révolution islamique d’Iran en 1979, a dépensé des milliards de dollars pour inonder le monde musulman de diatribes antichiites, calomniant sans vergogne les adeptes de cette école et présentant l’Iran comme le principal ennemi du monde arabo-musulman (bien avant les États-Unis ou Israël), n’a cessé de faire tout son possible pour donner cette coloration sectaire aux conflits. La propagande de Daech recrute des « djihadistes » pour combattre en Irak et en Syrie par ces mêmes procédés, en persuadant des brutes conditionnées par des décennies de propagande wahhabite qu’ils défendront la pureté originelle de l’islam contre les « innovateurs chiites et alaouites » qu’il faudrait passer par le fil de l’épée. Ce discours, galvanisé par les desseins de Washington, Londres et Paris au Moyen-Orient et leurs ressources et moyens illimités, a pu toucher des dizaines de milliers de fanatiques au début de la crise syrienne, mais il a beaucoup perdu de son impact au contact de la réalité du terrain, surtout depuis que les crimes indiscriminés des terroristes takfiris ont été révélés au grand jour. La grande majorité de leurs victimes sont en effet des sunnites, et dès le début de la crise en 2011, notamment en Syrie où la majorité de l’armée loyaliste est sunnite, toutes les ethnies, religions et sectes ont combattu Al-Qaïda, Daech et autres côte à côte, de même qu’elles ont coexisté pacifiquement pendant des siècles. Ce nouvel acte barbare de l’Arabie Saoudite pourrait également constituer un acte de provocation visant à raviver ces tensions sectaires, à l’instar de sa rupture des relations diplomatiques avec l’Iran consécutive à l’attaque contre son ambassade à Téhéran.
Quelle est la place réelle de la religion dans tout cela ? Il en va pour ces guerres comme pour toutes les guerres précédentes : la religion n’en est jamais le véritable mobile, mais elle n’est qu’un simple prétexte pour cacher des desseins purement politiques, des luttes d’influence et de pouvoir, entre des aspirations à l’indépendance et à la liberté et des volontés d’hégémonie et de domination, aux échelles des nations, de la région et du monde. Pour se convaincre du fait que la « rivalité » entre l’Iran et l’Arabie Saoudite est de nature politique et aucunement religieuse, il suffit de rappeler que si l’Iran est une République Islamique depuis 1979, elle est chiite depuis le XVIe siècle. Lorsque l’Iran, sous le Shah Muhammad Redha Pahlavi, était le principal allié des Etats-Unis et le « gendarme du Moyen-Orient », n’était-il pas l’allié et même le maître des Saoud ? L’actuel roi d’Arabie Saoudite, Salmane b. Abd-al-Aziz al-Saoud, n’a-t-il pas lui-même accueilli le Shah en dansant au début des années 1970 ? Le Shah n’était-il pas un perse, n’était-il pas prétendument un chiite ? L’Arabie Saoudite n’était-elle pas déjà wahhabite ? Certes si. Mais cela ne posait aucun problème, car l’essentiel était sauf, à savoir les liens de vassalité mutuels envers les Etats-Unis et leur politique impériale et néocoloniale au Moyen-Orient, dont Téhéran et Riyad, tout comme Tel-Aviv, étaient de fidèles agents. Il est donc absurde de prétendre que les questions sectaires constituent la base de la rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, qui ne date que de 1979, année de la Révolution de l’Imam Khomeini qui a transformé l’Iran en une puissance indépendante, ennemie implacable des États-Unis, tout comme Cuba en 1959, face auxquels Washington craignait un « effet domino » du souverainisme qui a bel et bien eu lieu en Amérique Latine, et qui est en cours au Moyen-Orient. C’est alors qu’il a fallu combattre l’Iran, au prétexte de la lutte contre le chiisme pour l’Arabie Saoudite, de la lutte contre les « Perses » pour l’Irak de Saddam Hussein (la population en étant majoritairement chiite, le prétexte sectaire était impensable), et de la lutte contre le fondamentalisme ou la prolifération nucléaire pour les États-Unis.
Nimr al-Nimr dénonçait vivement cette imposture dans son discours, s’adressant aux Saoud et condamnant leurs politiques séditieuses tant à l’intérieur du pays que dans la région :
« Nous ne voyons aucun problème entre les sunnites ou les chiites, entre les différents pays sunnites et l’Iran. Le seul problème c’est vous, et vous vous moquez du monde [en instrumentalisant cette prétendue rivalité sectaire]. Il n’y a pas de problèmes entre les sunnites et les chiites, ce ne sont que des mensonges et des falsifications dont vous vous servez pour tromper les ignorants d’entre vos partisans et les brutes qui se prétendent “salafistes” : les “salafistes” de Nayef, les “salafistes” des Saoud, qui n’accordent aucune considération à la religion, le “salafisme” qui se base sur le meurtre, le viol de l’honneur, la trahison, la collaborationnisme avec les États-Unis, tel est leur “salafisme”. Tels sont les Saoud. »
Par sa foi en la lutte non-violente et en la force invincible d’une parole de vérité face à la plus rétrograde, à la plus impitoyable des tyrannies, Nimr al-Nimr incarnait de manière exemplaire l’aspiration des peuples arabes à la démocratie et à la dignité. Bien que la condamnation de son exécution ait été assez tiède en Occident, se réfugiant souvent derrière de timides condamnations de principe de la peine de mort, tous les partisans authentiques du droit à l’auto-détermination des peuples et de la liberté d’expression peuvent considérer Nimr al-Nimr comme un martyr et en porter le deuil.
Source : Salah Lamrani
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